L’objectif du contrat de site est de déterminer une stratégie au niveau des établissements du site Alsace. Le “chef de file” du site alsacien est l’Université de Strasbourg, ensuite chaque établissement remplit un rôle spécifique : l’UHA est en charge de la formation, la BNU de la politique documentaire, l’INSA des métiers de l’ingénieur et l’Unistra de la recherche.
Le projet de contrat de site qui nous est proposé porte trois ruptures fondamentales qui auront des conséquences concrètes :
- 1/ Une structure de pilotage complexe, lourde et coûteuse, sans régulation réglementaire ni comptes à rendre, qui prendra des décisions stratégiques s’appliquant à tous les partenaires et en conséquence représente une perte de souveraineté pour les établissements ;
- 2/ Une nouvelle stratégie très risquée pour les personnels, les étudiants et les missions, notamment par :
- une orientation des moyens sur la visibilité et la valorisation au détriment des missions fondamentales, additionnée à des orientations disciplinaires excluantes ;
- une politique d’augmentation de l’efficacité à moyens constants malgré les efforts déjà fournis par les personnels depuis plusieurs années ;
- un développement forcé du numérique, maintenant au coeur des politiques sans que sa pertinence d’appui aux missions soit toujours évidente, essentiellement par des approches qui ont prouvé leur inefficacité pédagogique et financière telles que les MOOCs.
- 3/ Une mise en concurrence interne et externe au détriment de la collaboration et l’entraide, qui ont pourtant fait la preuve de leur efficacité. Cela affaiblira tout le service public de l’ESR local face à la montée en puissance de l’offre concurrente privée.
1. Structure de pilotage
L’organisation de la structure de pilotage du site se décrit ainsi : “le comité de pilotage du contrat de site se réunit au moins une fois par trimestre. Il se compose des présidents d’université et des directeurs ou administrateurs d’établissement, des responsables politiques de la recherche, de ceux de la formation et des études ainsi que des personnes en charge de la direction générale des services” (point 13) et “la conférence des présidents d’université du Grand Est se réunit mensuellement. À ces rencontres s’ajoutent les réunions des réseaux de vice-présidents par champ d’action ainsi que des directeurs généraux des services pour faciliter l’émergence de réflexions et d’actions à conduire de manière coordonnée voire commune.” (Point 15).
Il ne s’agit donc pas d’une structure de pilotage légère, qui aurait par exemple pu prendre la forme d’un congrès de coordination annuel réunissant tous les acteurs, mais d’une véritable structure de gouvernement, comportant de nombreuses instances au rythme de travail soutenu, et qui se superpose donc aux structures existantes.
Cependant, contrairement aux structures universitaires, ces structures de site ne sont régulées par aucun texte de loi, ne comportent pratiquement aucun élu, et ne sont soumises à aucune obligation, notamment en ce qui concerne le compte-rendu de leur activité ou de leurs décisions.
De plus, ce contrat porte la négation de la formule de site adoptée et de graves risques de perte de souveraineté des établissements. En effet, la formule de l’association est caractérisée par une absence de subsidiarité, chaque établissement restant souverain, et une égalité de tous les partenaires. Cependant, le contrat précise que “l’Université de Strasbourg et les établissements associés sont attachés au principe de subsidiarité” (point 11) et que “l’Université de Strasbourg [est] un chef de file” (point 5). Les fondements même de l’association sont donc bafoués par le contrat qui la régit.
Il est d’ailleurs explicitement stipulé que “Les établissements associés conservent
l’ensemble de leurs compétences et prérogatives, mais inscrivent certains volets de leur politique dans une stratégie de site” (point 5). Cependant, ces volets ne sont pas énumérés. Le contrat s’intéresse d’ailleurs à tous les volets de la politique universitaire, pour lesquels il acte de véritables orientations politiques. Par exemple, en ce qui concerne la formation :
- “Un accent particulier sera mis sur la poursuite de carrière au-delà du doctorat en développant des formations favorisant l’employabilité des docteurs” (point 44).
- “Les établissements du site s’efforcent d’autre part d’organiser leurs formations d’une manière qui réponde aux attentes des milieux socio-professionnels : c’est là un apport essentiel, dans les filières qui ne partageaient pas assez cette préoccupation, des conseils de perfectionnement” (Point 52)
- “Ils sont résolus à inciter les étudiants à s’engager dans une démarche entrepreneuriale “ (Point 53).
- “La promotion de la voie [BAC] technologique dans les IUT” (point 54)
Le risque de perte de souveraineté est donc bien réel pour les établissements, mais aussi les composantes, unités de recherche et équipes, car ces décisions stratégiques s’appliqueront à tous.
Or, il n’y a pas de garantie que ces décisions soient à l’avantage de tous, surtout que le contrat de site adopte comme granularité politique la région Grand-Est (points 9, 14, 15, 16, 21, 22, 23, 24, 25, 36, 40 et 54) et même une granularité plus large avec Eucor (point 30). Les partenaires cités dans ce contrat sont si nombreux et leur organisation si complexe qu’il est même impossible d’en faire un organigramme. À un tel niveau, il est impossible d’avoir un pilotage efficace, enraciné dans la réalité des missions, et surtout qui préserve les avantages de chacun.
D’ailleurs, certains détails sont facteurs d’inquiétude quant à l’esprit dans lequel s’effectuera ce pilotage. On peut ainsi lire que la mise en place de l’Évaluation Continue Intégrale “a obligé toutes les équipes pédagogiques” (point 58), que l’IDEx est utilisé pour des initiatives “profondément transformantes” (point 4), ou encore qu’on s’apprête à développer la “bibliométrie” des chercheurs (point 64), dont les usages sont non explicités.
2. Stratégie
Orientation des moyens
Avant même l’évocation des missions fondamentales des Universités, ce projet de contrat stipule que les “lignes de développement [visent] à une forte visibilité nationale et internationale du site et à la création de valeur ajoutée pour chacun des établissements partenaires” (point 1).
Par exemple, plutôt qu’à nos missions fondamentales, les moyens seront utilisés à la visibilité et la valorisation : “la visibilité […] est amenée à prendre place au sein d’une communication commune renforcée” (point 56), alors que nous allons “travailler à la valorisation des équipements de recherche du site à travers la définition de plateformes et d’infrastructures ouvertes […] et une offre de service sera développée.” (point 49). Nous allons donc accroître les moyens alloués à la publicité, et commercialiser l’utilisation de nos équipements de recherche.
Il est d’ailleurs explicitement dit que c’est “dans le domaine de la recherche contractuelle, de la valorisation et des relations avec le monde socio-économique […] que la politique de site […] a été la plus ambitieuse“ (point 46). On peut regretter que ces ambitions n’aient pas été plus proches de nos missions fondamentales.
À cette orientation budgétaire détachée de nos missions fondamentales s’ajoute l’orientation thématique des moyens. Ainsi, il est noté que les établissements devront “s’allier pour approfondir la thématique transversale du développement durable“ (point 12) ou encore que “l’ensemble des enseignements dispensés au sein des établissements du site relève peu ou prou du développement durable et de la responsabilité sociétale.” (point 83). Cette réduction thématique, dans une quête impossible de cohérence, porte un grave risque d’exclusion disciplinaire. On ne sait comment ni pourquoi cette thématique a été choisie, mais à moyen constant, son développement ne pourra se faire qu’au détriment des autres, et notamment des disciplines qui ne pourront pas s’y conformer, comme les mathématiques par exemple. Il s’agit donc de facto d’une orientation disciplinaire excluante.
Augmentation de l’efficacité à moyens constants
En ce qui concerne nos missions fondamentales, plutôt qu’un développement des moyens, “l’ambition commune est d’accroître [l’]efficacité en matière de formation, recherche, amélioration de la qualité de la vie universitaire” (point 1).
Cela implique que “les coopérations et mutualisations engagées dans divers domaines seront poursuivies et approfondies” (point 77), et on envisage même une gratuité des transports entre Strasbourg et l’UHA “pour encourager la mobilité” (point 116).
Pourtant, on peut douter de l’efficacité des mutualisations déjà réalisées, dont le coût et les économies réelles ne sont jamais évalués. Surtout, les mutualisations, comme la mobilité, n’ont pas qu’un coût financier, mais aussi un coût humain, totalement absent de cette réflexion.
À l’Université de Strasbourg, les services sont sans cesse restructurés, obligeant les personnels à continuellement s’adapter, parfois jusqu’à l’épuisement ou la perte de sens dans l’exercice de leurs missions. Les enseignants, dont le nombre a fondu, ont déjà augmenté leurs heures complémentaires de 30% en 5 ans, de plus en plus d’heures de cours ne sont tout simplement plus payées, et nombre d’enseignants-chercheurs ne peuvent plus consacrer 50% de leur temps de travail à la recherche.. Face aux difficultés rencontrées depuis 2010, tous les personnels ont fourni des efforts exceptionnels. Ces efforts exceptionnels sont, dans ce contrat, considérés comme désormais normaux. Il est même prévu de les accentuer. À trop vouloir accroître “l’efficience”, on finit par la menacer, et faire courir de graves risques au bon exercices des missions comme aux personnels.
Développement du numérique
“Avec pour ambition d’accélérer la transformation numérique des établissements d’enseignement supérieur, le projet vise à soutenir des stratégies numériques universitaires transformantes” (point 17).
C’est donc explicitement que ce contrat propose d’utiliser le numérique pour réellement “transformer” notre métier.
En l’absence totale d’objectif explicite pour cette transformation, la mise en perspective avec les points précédents permet de penser que l’objectif poursuivi est essentiellement une réduction des coûts. En d’autres termes, ce contrat porte la décision stratégique de remplacer les enseignants, dont les effectifs ont d’ores et déjà été substantiellement réduits, par des plateformes numériques en ligne.
On envisage d’ailleurs “le développement des MOOCs [et] la mutualisation pour constituer des learning centers modulables […] et des fablabs“ (point 59). Non seulement rien ne dit que le coût de ces initiatives sera inférieur à celui de postes d’enseignants, mais de plus les MOOCs sont des dispositifs dont les études montrent l’inefficacité (taux d’abandon gigantesque, méthode inadaptée à la formation initiale – cf. Antoine Compagnon. 2014. MOOCs et vaches à lait. Le Débat, 180, 170-178).
Il s’agit donc d’un exemple typique d’une décision stratégique majeure, certes visible, mais aussi coûteuse et extrêmement risquée, qui s’imposera à tous les partenaires, quel que soit l’avis des équipes pédagogiques qui seront contraintes de la mettre en oeuvre sinon touchée par la réduction des moyens attribués à leurs missions.
3. Mise en concurrence
Ce contrat prévoit que “les partenaires du site s’accordent pour reconnaître l’enjeu majeur associé à la poursuite d’une véritable politique scientifique du site.” (point 37) et que “le grand apport du contrat de site est de permettre un pilotage commun de la construction de l’offre de formation.” (point 50).
Recherche et formation seront donc pilotées au niveau du site, dont la politique “vise au rapprochement et, grâce à la différenciation, à la complémentarité des stratégies” (point 37) et “permet de transformer les éventuelles concurrences entre formations des différents partenaires en complémentarité” (point 50).
En d’autres termes, il sera décidé, au niveau du site, de la localisation de telle ou telle discipline, en formation comme en recherche, pour atteindre la différenciation et la complémentarité. Il y a donc de facto une mise en concurrence des établissements pour maintenir ou obtenir ces disciplines, toutes n’ayant pas la même “visibilité” ou le même “potentiel de valorisation”.
Les rôles de chacun sont d’ailleurs explicites dans le document : « Parmi les leaders mondiaux en chimie supramoléculaire, [l’Université de Strasbourg] dispose d’un très grand spectre disciplinaire qui inclut les sciences religieuses et de fortes traditions dans des disciplines rares (papyrologie, langues et civilisations orientales, etc.)” (point 4) alors que “l’UHA se caractérise par une stratégie axée sur la professionnalisation, le transfrontalier et l’innovation” (point 5).
Ce contrat permettra donc d’argumenter pour priver l’UHA du développement d’une discipline rare ou fondamentale, et lui faire supporter une partie de la charge de professionnalisation de l’Unistra.
L’Alsace, et plus avant la région Grand-Est qui est en ligne de mire de la politique de site, sont pourtant des territoires assez étendus pour que des disciplines identiques, y compris rares, y soient développées dans plusieurs sites. On sait qu’éloigner les formations désavantage essentiellement les étudiants disposant de peu de ressources, dont le potentiel sera donc gâché. On sait également que la science ne se construit ni par la concentration des personnes, ni par la concurrence politique, mais par la confrontation d’idées développées dans des contextes stabilisés.
Ce contrat de site instaure donc une stratégie risquée, qui, sous couvert d’improbables économies budgétaires, vise à réduire la diversité disciplinaire et territoriale qui fait la richesse intellectuelle de l’Université. Ce recul représente l’ouverture d’un secteur d’investissement pour l’offre privée de formation, mais aussi de recherche, qui se développe actuellement à une vitesse impressionnante. Cette offre privée risque donc fort d’être la première bénéficiaire de la mise en concurrence interne des établissements partenaires signataires de ce contrat de site.
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